Une petite voix fluette m'appelle doucement derrière la porte. Je reconnais sa façon d'allonger la fin de mon prénom. « Lukaaaaaa. » J'abandonne mon croquis et vais ouvrir la porte pour qu'elle entre. C'est qu'il y a une règle très simple, à la maison. On prévient avant d'entrer dans une chambre si la porte est fermée, pour éviter de déranger. Moi, c'est quand je peins qu'on me dérange. Plus rarement quand je téléphone.
Ma petite soeur entre dans ma chambre. Elle inspecte le croquis, les mains toujours dans son dos, sans oser rien toucher. Elle s'en veut d'avoir sali le portrait de Thea la dernière fois. Ayant fini son petit tour, elle se tourne vers moi, les yeux brillants, un sourire aux lèvres.
- Les autres disent que je peux pas comprendre, mais j'ai trouvé pourquoi tu veux devenir abo ... Avocat.Ella aurait-elle enfin une notion du bien et du mal ? Je m'assois sur mon lit et lui fait signe de venir sur mes genoux pour m'expliquer ça.
- Alors, c'est quoi, d'après toi ?- Pour porter la robe d'Harry Potter.Et dans mes songes, j'ai gravi des montagnes.
A l'horizon, les rivières s'éloignent.
En été, nous partons tôt le matin. Main dans la main, nous parcourons les terres fleuries de Laponie. J’aime ce silence autour de nous, cet air tiède, le bruit de nos pas, le souffle du vent. Parfois il chante. Un mélange de chansons du monde dont je ne comprends pas les paroles, j’attends qu’il me les explique. Il le fait toujours, de sa voix douce, qui ressemble à un souffle de vent. Aksel est un courant d’air, toujours présent, jamais tout à fait là.
Ca m’est égal, je l’aime, c’est tout. J’aime sa soif de liberté, les photos de paysages qui tapissent sa chambre. Il m’a souvent parlé de son enfance, accompagnant ses parents dans leurs voyages. Une famille loin de la mienne, qui n’a qu’un enfant, mais qui a encore des rêves plein la tête. Le présenter à mes parents, quelle idée folle … Et j’y ait pensé, pourtant.
« Luka ? »Je me tourne vers lui, pose les pinceaux et les pigments qui me servaient à réaliser une toile. Revenir à mes pensées quand je peignais est quelque chose d’horriblement difficile. Comment dire aux autres que je ne suis plus là, entre les murs de ma chambre ? Comment leur faire comprendre ce que je ressens ? Que mes jambes sont lourdes d’avoir courru toujours le jour dans ces vastes étendues, que je sens encore le souffle frais du vent sur mon visage, que je ne suis pas vraiment là.
« Je crois que c’est ton chef d’œuvre, celle-là. »Je regarde la toile, sans rien voir d’autre qu’une pâle imitation du paysage que j’aimais.
« Non … »« Pourtant, il y a quelque chose de toi dans chaque trait, dans chaque touche… »Je ne veux pas de son compliment. Quelque chose m'empêche de l'accepter. Ma réponse tombe, nette, sans appel. Je n'en tolèrerais aucun sans me mettre dans une colère noire.
« Non. »Ils ont tué les oiseaux,
Plus rien ne bouge, il fait chaud.
Pourtant, j’apprends à aimer cette toile. Ses commentaires, ceux de ma famille m’ont ouvert les yeux. Oui, je l’ai réussie. Non, je ne la recouvrirais pas de peinture. C’est l’anniversaire d’Aksel, ce soir. Nous avons été le fêter entre amis dans un bar. Nous rentrons tous les deux. Le grand soir. Celui où je le présenterais à mes parents, comme il l’avait voulu. Comme mes sœurs ont été à un concert, la famille est encore réveillée. Il n’y a que moi qui somnole, mal à l’aise. Mes humeurs, comme on dit. Quelque chose me chagrine. Il préfère laisser couler, pensant que je m’inquiète pour la rencontre. Non, non, il y a autre chose. Il me tend un casque de moto. Celui, flambant neuf, qu’il a acheté pour moi. Maintenant que notre couple sera officiel, il entend bien que nous ferons le trajet ensemble pour aller en cours. Autant d’attentions qui me plaisent un peu moins. Ce casque, j’aurais préféré qu’il le garde pour lui. Le sien est trop vieux, il me déplait. Les motos, c’est dangereux. On me l’a appris, gamin.
Il démarre, je m’endors tranquillement sur son épaule. La route est déserte, il n’y a plus personne à cette heure. Quelque chose m’arrache à de ma torpeur, m’arrache physiquement. Je me heurte à quelque chose. Me voilà devenu un objet de polichinelle, une petite poupée que l’on fait tomber malencontreusement. Contre quoi, au juste ? Aksel, Aksel … Merde, Aksel. Où est-il. Je le cherche des yeux. Mon regard se pose sur la rambarde du bord de la route, désormais percée d’un large trou. Encore ce pressentiment avant que le noir n’emplisse mes yeux.
Les orages ont balayé la plage,
Il ne reste plus qu'un Pays Sauvage, sauvage.
« Je veux partir … »Ma famille s’interrompt. Une fois de plus, j’ai l’impression que ma présence dérange, mets mal à l’aise. C’est fréquent depuis mon retour de l’hôpital. Je ne suis pas à ma place, je n’y suis plus en Norvège. Ca reviendra, je prendrais plaisir à parcourir de nouveau les étendues sauvages. Mais c’est trop difficile, pour l’instant. Tout me rappele Aksel, et je ne peux pas encore le supporter.
« J’aimerais partir un an au Canada … Préparer un peu ma maîtrise de l’anglais, et mes études … »Mes parents se concertent du regard. C’est l’heure de partir, et on n’ose plus me laisser seul. Je déteste ça aussi. Etre un poids pour eux.
« On y réfléchira, Oz. » C’est injuste. Je sais qu’ils diront oui. Je vais devenir un poids financier, maintenant. En partant, ils m'embrassent sur le front, me couvent de ce regard inquiet auquel je m'habitue.
Les yeux perdus au fond des marécages,
J'ai retrouvé le reflet d'un visage.
Il avait bien fallu se lancer un jour. C’était un soir de printemps. Chez Charlie. Une invitation romantique qui faisait semblant de ne pas en être une. Nous n’utilisions jamais ce genre de mots. Romantique, couple, ensemble … Ne faisaient pas partie de notre vocabulaire. Bien sûr que je ressentais quelque chose pour lui. Ce que j’avais éprouvé pour Aksel, et je savais qu’il ne fallait pas passer à côté de cette histoire. Alors que je pouvais dire aux autres ce que je pensais sans problèmes, je ne parvenais pas à lui parler. Qu’allait-il dire, penser de moi ?
Longue obsession de ma vie.
Pour Charlie, j’avais voulu changer. Lorsque nous dormions côte à côte, je me levais plus tôt pour jeter un coup d’œil à la première image qu’il aurait de moins au réveil. Rapide coup de dentifrice pour pouvoir lui offrir un baiser « frais », mèches de cheveux remises à leur place, tentative d’éviter des yeux mi-clos que je croyais ridicules quand il les regardait … Je n’avais pas osé avouer que je savais à peine cuisiner, aussi. Je lui cachais que la dernière fois que j’avais voulu me faire un œuf, je n’avais pas pu le détacher de la poëlle … Je devenais l’inverse du type que j’étais habituellement. D’ouvert aux autres, acceptant pleinement ces défauts qui faisaient partie de moi, je devenais renfermé sur moi-même pour lui plaire. Tout faire pour lui plaire, pour qu’il me trouve beau, pour qu’il me trouve intéressant. Pour qu’il m’accorde son attention. Pour qu’il ne s’éloigne pas, surtout. Pas un détail qui cloche. Je me souciais de mon apparence plus que jamais. Vêtements toujours impeccables, je me regardais dans chaque vitre qui pouvait renvoyer mon reflet. Je vivais dans l’attente interminable des signes de sa part. Jamais un coup de fil raté.
Ce soir-là, je voulais en finir avec cette torture. Savoir exactement ce qu’il advenait de « nous ». Nous, le duo que nous formions. Réuni avant tout pour du charnel, pour des nuits enivrantes. Au début, du moins. S’était ajoutée une petite routine. Venir dormir l’un chez l’autre. Puis se prendre des vêtements mutuellement, pour le plaisir de sentir quelque chose en rapport avec l’autre toute la journée. Et sortir ensemble. Pas de gestes d’affection, aucun baiser, aucun doigt qui n’en effleurent d’autres. Mais sortir ensemble. Aller voir un film, marcher un peu. Comment qualifier ce « couple » de sérieux ? Comment même appliquer le qualificatif de couple ?
Et surtout, Charlie m’aimait-il ?
Il avait quelque chose de toi
Mais il est mort, il est froid.
Je n’avais pas desserrées les lèvres de la soirée. Réponses courtes, évasives. Je prétendais être fatigué. Mais qu’il devine qu’il y avait autre chose, par pitié ! Allez ! Qu’il ne prenne pas ça pour les « humeurs » qu’on me reprochait. Que les autres me reprochaient. Cette tendance à être sur le fil du rasoir. Un coup je bondis à gauche, je me laisse emporter, je fais ce que je veux. Un coup je saute à droite, me voilà, plus raisonnable que jamais. Pitié, Charlie, ne prends pas ça pour une lubie. Ne considère pas ma souffrance comme un mouvement d’humeur !
« Qu’est-ce qu’il y a Luka ? T’es bizarre, ce soir. »Je peux enfin lever les yeux vers lui. Ce qu’il doit y lire ? Je n’ose pas le savoir. Une lueur malsaine, un peu folle de celui qui s’apprête à plonger dans le vide pour mourir. Ces mots, c’est mon saut dans un précipice. J’ai peur que la chute soit longue. Je veux tomber. De haut, mais vite. Car il refusera. Et j’en serais malheureux, désespéré. Mais sa réponse m’est nécessaire. Comment envisager mon avenir, sinon ?
« Il y a quelque chose qu’il faut que je fasse et j’ai peur de ta réaction. »
Ma voix est lente, posée. Qu’ais-je à perdre ? Plus rien. Il est tout. Pourtant, je suis sûr qu’il sent ce trop-plein d’émotions qui s’échappe à chaque instant de mon être.
« C’est grave ?- C’est important. »
Je me lève, désormais. Je vais m’asseoir près de lui, devant lui. Je tombe à terre, genoux au sol. Me voilà à ses pieds. Je prends sa main, la triture entre mes doigts. J’étends les doigts, je les referme. J’y pose un baiser. Ma main gauche plonge dans la poche de mon pantalon. Deux doigts saisissent l’anneau. Pourquoi ne s’intéresse-t-on qu’aux demandes en mariage dans le cinéma ? J’aurais aimé savoir comment me fiancer. Ce serait trop de croire que nous pouvons nous marier, que je peux lui dire de changer de nom pour moi. Ce n’est même pas légal pour un couple homosexuel. Mais j’ai envie que tout le monde puisse savoir que notre couple est sérieux. Je te demande juste ça, Charlie. Me dire si c’est sérieux ou pas. Je glisse l’anneau autour de son doigt. Et je ne peux plus lâcher cette main, posée dans les miennes. J’ai l’impression de tenir une fleur, une plume. Elle va s’envoler, je dois en profiter avant que le vent ne gâche cet instant. Le vent, ce sont mes mots.
« Je ... Je tiens à toi, Charlie. Je veux que ce soit officiel ... que les autres s’en rendent compte. C’est un anneau de fiançailles … J'aimerais … Je veux qu’on habite ensemble, officiellement. Je ne veux pas me passer de toi ... Je t'aime. »Il ne dit rien. Les minutes passent, longues, dans un silence pesant. La fleur perd ses pétales, la plume se dandine pour s’envoler. Charlie va partir. Je ne peux pas relever les yeux vers lui. J’ai peur de sa réaction. Est-ce qu’il sera dégoûté ? Est-ce qu’il retiendra un rire méprisant ? Car il n’acceptera pas. C’est trop tard. J’ai sauté. Je suis tombé. Pourquoi fallait-il s’approcher du précipice ?
Je me relève, mes jambes tremblent. Ma voix aussi lorsque je prononce ces mots, gorge nouée, yeux humides.
« Eh ben j’ai jeté un froid … On s’appelle. Bonne nuit. »Bonne nuit, oui. Je ne lui en veut pas. Je souhaite sincèrement qu’il puisse s’endormir paisiblement. Une fois l’anneau retiré, évidemment. Car le petit cercle me semble maudit. Maudit objet qui a ruiné mon amour. Cet objet qui m’a laissée rêver cette vie future trahit donc mes sentiments ? Je respire difficilement. Il faut que j’ouvre la bouche pour prendre de l’air. Charlie ne peut qu’entendre mon souffle troublé, que j’aimerais faire revenir à la normale.
Il faut que je parte.
Je ne lève pas les yeux. Je fixe nos mains. Allez. Lâche cette main, Luka. Mes doigts se séparent des siens. Sa main retombe mollement. L’anneau me nargue encore dans ce mouvement. Il brille pour me rappeller sa présence. Je ne lève pas les yeux. Je me retourne, je sors. Mon visage se tord pour laisser mes yeux pleurer. Je peux enfin les relever.
Te souviens-tu du pays des oiseaux?
Tu sais celui où il fait toujours beau.
C’est lui qui est revenu. De la même façon dont il était revenu au premier jour. Ce n’était pas l’attente fébrile de son arrivée, cette fois. Je ne me rongeais pas les sangs, guettant le moindre bruit de pas, le moindre mouvement derrière les stores. Je ne me suis même pas relevé lorsqu’il est entré par la porte encore ouverte. J’étais resté, les coudes posés sur la table, la tête entre les mains. C’est fini, c’est fini Luka répétait une voix dans ma conscience. Et l’image de nos mains qui s’imposait à mes paupières closes. L’anneau, l’anneau qui me narguait.
Qu’est-ce qui t’as pris, Luka ?
Je ne sais pas, j’en ai eu envie.
Ca ne suffit pas toujours, Luka.
Je le sais, maintenant. Ma respiration est difficile quand je tente d’étouffer mes pleurs. D’ordinaire, je serais sorti pour oublier ça. J’aurais cherché le contact avec autrui. Mais aujourd’hui, il faut que je fasse le deuil de notre histoire, que je marque une étape. Charlie&Luka, c’est passé. Luka&Charlie, ça ne reviendra pas.
Je l’entends marcher jusqu’à moi sans bouger. Une hallucination auditive. Je n’en ai que trop eues ce matin. Je relevais fébrilement la tête, m’attendant à le voir venir vers moi, me dire qu’il était désolé … Du rêve, du fantasme, Luka. Fantasme, fantôme … La même chose. Charlie fait partie de mon passé.
Et sa main se pose sur mon épaule.
Je relève les yeux. Je me sens aussi vulnérable qu’hier. Plus, peut-être. Me voilà condamné à le regarder sans mot dire. Hier, j’avais encore le choix. J’aurais pu choisir de ne rien dire. Rien. Mais j’ai voulu essayer. Imbécile. Il voit, tout maintenant. Mes vêtements froissés d’avoir tenté de m’allonger plusieurs fois, de sombrer dans un sommeil réparateur. Mes yeux, rougis et bouffis d’avoir pleuré. Ses lèvres s’ouvrent. Les mots m'enveloppent. Ce n'est pas le linceul que j'attendais. Il se penche, m'embrasse timidement sur le front. J'ose enfin me tourner, reprendre ses lèvres.
On dit qu'il n'existe plus.
On dit qu'il a disparu.